Retour page d'accueil

Black Coffee



ÉPISODE 1

 

NARCISSA

 

 

1966 - 1976

 

Juillet 1966

Narcissa, Oklahama

 

Courbé sur la route, au croisement de la East Road 150 et de la South 540, un genévrier offre ses aiguilles bleutées aux rayons du soleil. À quelques mètres de-là, une maison en bois ronronne dans la tiédeur du jour au milieu d’arbustes et de buissons. Assise sur le perron, Nora Blur sourit au passage d’un pick-up qu’elle reconnaît. Bras sorti de l’habitacle en guise de salut amical, le conducteur poursuit sa route.

 

- Bonne journée, James !

 

Nora écrase sa cigarette dans un cendrier en fer-blanc. Un torchon jeté sur l’épaule, elle se lève et entre dans la maison. Elle rejoint le salon, replace le canapé dans l’axe de la table basse, frappe les coussins les uns contre les autres, puis elle se penche pour soulever le panneau d’un buffet en noyer verni où se trouve un électrophone encastré. Nora saisit délicatement le bras du tourne-disque. Crépitement des premières notes. La voix de Peggy Lee se pose entre swing et blues. Celle de Nora lui fait écho tandis qu’elle retourne à la cuisine, balançant les hanches sous son tablier.

 

I’m feeling mighty lonesome
Haven’t slept a wink
I walk the floor and watch the door
And in between I drink
Black coffee

 

Dehors, une Ford Mustang au coloris jaune poussière arrive par l’est, moteur au ralenti. Le conducteur coupe le contact et termine sa bière en contemplant la maison de bois dans son écrin de brins d’herbe. Après sa dernière gorgée, il jette la bouteille vide sur le bas-côté et sort du véhicule. Bottillons en cuir élimé crevant la caillasse, il tire sur son tee-shirt imprégné de sueur, réajuste une casquette de base-ball sur son crâne et traverse la route en direction de la maison. L’usure grignote son jean et ses cheveux enduits de cire poissent sous sa casquette.

Alors qu’il pousse à peine le portillon, il surprend un chien en pleine sieste. Tapi dans l’ombre du porche, invisible depuis la route, le berger allemand bondit sur l’intrus, le tirant violemment de sa torpeur. Un cri plaintif succède rapidement aux grognements de bravade. L’animal attaché à une corde fait une pirouette arrière sur le sol à moins d’un mètre de sa cible.

L’homme marche à reculons jusqu’au porche dont il gravit les marches sans quitter des yeux la bête furieuse. Il ouvre le vantail de la moustiquaire et pénètre dans la maison.

 

Face à lui, un escalier monte vers les chambres. Sur sa droite, le living-room d’où provient la voix suave d’une chanteuse de jazz. Il s’y dirige, posant avec précaution les talons de ses bottillons sur le carrelage en damier. Il jette un rapide coup d’œil au mobilier comme s’il cherchait quelque chose de précis tout en ignorant quoi. Dessinées au fusain par la maîtresse de maison, trois natures mortes accrochées aux murs le laissent insensible. Il fouille le vaisselier, soulève le couvercle d’une soupière, retourne sur ses pas en se grattant la nuque, traverse le hall étroit et bifurque vers la cuisine dont la porte est ouverte.

Devant lui, à quelques mètres, le tablier noué sur les hanches, Nora Blur lui tourne le dos, occupée à faire la vaisselle. Elle chantonne. Sa robe à pois cache un jupon dont la dentelle pointe sous l’ourlet, ses bras nus répondent en rondeur aux motifs de la robe, les cheveux noirs et bouclés coiffés d’un serre-tête de velours retombent en corolle. Une femme comme une vallée toute en courbes et de volupté, jusqu’aux talons bobines des chaussons.

 

L’homme s’approche entre convoitise et supplice.

 

My nerves have gone to pieces
My hair is turning gray
All I do is drink black coffee
Since my man’s gone away

 

La chanson de Peggy Lee s’arrête dans un ultime craquement laissant une salve de jappements monter du perron. Nora laisse glisser dans l’eau le plat qu’elle nettoie.

 

- Qu’est-ce qu’il a ce chien ?

 

Elle s’apprête à se retourner quand l’homme se projette sur elle mains tendues et referme les doigts sur son cou. Incapable de crier, Nora hoquète, ses bras s’agitent dans tous les sens, son serre-tête tombe dans l’eau savonneuse et elle s’effondre en heurtant le rebord de l’évier.

 

Une ritournelle de Franck Sinatra résonne à présent dans la maison, joyeuse à l’excès. L’homme enjambe le corps, évitant de marcher dans le sang qui s’écoule par une plaie ouverte au menton provoquée par le choc sur l’évier. Il tourne le robinet pour asperger d’eau fraîche son visage collant de sueur.

 

I’ve got you under my skin
I’ve tried so not to give in

 

- Nora ?

 

L’homme essuie ses joues avec le torchon de vaisselle. Son cœur pulse à tout rompre.

 

- Nora ? Ton chien fait un raffut du diable dehors.

 

La voix féminine engourdie par le sommeil provient du haut de l’escalier. L’homme balaie la pièce du regard : sur le plan de travail, il y a des couteaux de cuisine dans un présentoir en bois. Il choisit le plus maniable et s’aplatit contre le mur à gauche de la porte. Les marches grincent l’une après l’autre jusqu’à la dernière.

 

- Tu es là, Nora ?

 

L’intrus bondit hors de la cuisine et fond sur la femme qui se tient en bas de l’escalier. Matilda Jefferson pousse un cri strident avant que la lame n’ouvre son cou. Elle tombe à la renverse sur les dernières marches, la robe remontée sur les cuisses, secouée de spasmes.

L’homme a un mouvement de recul en voyant le ventre rond de sa victime. Un dégoût le saisit alors jusqu’à la gorge. Il retire sa casquette, repousse du plat de la main une mèche de cheveux sur son crâne en lâchant un juron et se rue dans le living.

 

Don’t you know, you fool, you never can win ?
Use your mentality, wake up to…

 

Fracas du tourne-disque sur le tapis. Jet d’une lampe contre un mur. Vol plané d’un tableau au travers de la pièce. L’homme lacère rageusement le canapé avant de le renverser, brisant la table basse, quand soudain il voit dans l’encadrement de la porte, une petite fille brune de six ans à peine.

 

À une trentaine de mètres de la maison, Desmond Blur et Samantha Jefferson jouent dans la grange. Trop occupé à tripoter sa cousine dans le foin, Desmond ne s’inquiète pas des aboiements du chien, mais soudain un hurlement aigu explose.

 

- Des’, t’as entendu ?

- C’est ma sœur, on dirait.

- Pourquoi elle crie comme ça ?

 

Les enfants approchent leurs visages de la lucarne de la grange. Et ce qu’ils voient les plonge dans l’effroi. Un inconnu aux mains ensanglantées avance à grands pas en direction de la petite fille brune. Il tient un couteau. Samantha pose une main sur sa bouche pour ne pas crier ; le souffle de Desmond s’accélère. Le visage empourpré de larmes, la jeune fille se met à geindre.

 

- Il a fait du mal à maman !

- Samantha, c’est pas le moment de pleurer.

- Je veux aller voir ma mère

 

Desmond la saisit par les épaules.

 

- Regarde-moi ! ordonne-t-il. Regarde-moi !

 

La jeune fille retient ses sanglots.

 

- Faut pas aller dans la maison.

- Mais…

- Faut pas, je te dis !

 

Desmond se précipite dans l’escalier qui mène à la remise.

 

- Ne me laisse pas Desmond, ne me laisse pas !

- Écoute : tu vas descendre par l’échelle, longer la grange et rejoindre la maison par-derrière. Après, tu détaches Clyde et tu cours sans t’arrêter jusqu’à la ferme des Grove.

 

Un nouveau cri résonne depuis le jardin.

 

- Fonce, fonce !

 

Samantha obéit. Tandis qu’elle pose une jambe tremblante sur l’échelle, Desmond dévale les escaliers à toute vitesse. Il perd l’équilibre et roule sur le sol. Il se relève aussitôt et fonce en direction du potager, saisissant au vol une lourde hache fichée dans une vieille souche. Encore un cri, long et glaçant. Desmond souffle entre ses dents. Un sentiment de terreur et de colère mêlées le galvanise.

 

L’homme surgit à dix mètres sur sa droite. Il marche vers la maison, dos et bras raidis, traînant le corps mort de la petite fille par les cheveux tel un trophée de chasse. Ébloui par le soleil, Desmond ne distingue devant lui qu’une silhouette compacte. Il fonce dessus en brandissant la hache à deux mains et lorsqu’il estime être à la bonne hauteur, il vise l’abdomen et frappe. La lame entame le haut de la cuisse droite avant de choir sur le sol. L’homme émet un râle et lâche les cheveux de la fillette dont la tête retombe dans l’herbe. Jambes fléchies, il appuie une main à l’endroit où rougit son jean et considère son jeune agresseur, haletant tel un fauve surpris en plein festin.

 

- Fils de bâtard !

 

Il se redresse et lance son couteau sur Desmond. Le cri du garçon est bref. Il bascule dans le vide, emportant avec lui le ciel blanchit par l’éclat du soleil. Avant que la lumière ne fasse place aux ténèbres, il voit l’homme se pencher sur lui et perçoit au loin les grognements furibonds d’un chien courant ventre à terre.

 

 

***

SIX ANS PLUS TARD

***

 

Décembre 1972

Lincoln Park, Chicago, Illinois

 

La neige tombe sur le lac Michigan.

 

Emmitouflé dans un blouson épais, un bonnet de laine vissé sur la tête, un jeune homme entre dans un immeuble avec un sac de commissions dans les bras. Il monte les escaliers jusqu’au cinquième étage, traverse un long couloir et s’arrête devant une porte. À peine essoufflé par la montée, il hésite un moment avant de faire jouer ses clés dans la serrure. Finalement il se résigne et entre dans l’appartement.

 

- Maman, c’est moi !

 

Un jappement se fait entendre et un berger allemand boitant s’approche de la porte d’entrée pour accueillir son jeune maître : Desmond Blur.

 

- Hey Clyde !

 

En mettant en fuite le tueur six ans auparavant, le chien a perdu sa patte arrière gauche et un morceau d’oreille. Desmond caresse son chien et traverse le salon pour rejoindre la cuisine où des volutes de fumées s’étiolent.

Coincé entre le toasteur et la bouilloire électrique, un poste de télévision en Bakélite mal réglé diffuse des publicités pour articles ménagers. Assise devant l’écran, Nora Blur se tient les jambes croisées et le dos rond avec une robe de chambre rose pâle et des chaussettes épaisses roulées sur les chevilles. Les bras maigres disent un petit appétit. Sa main gauche porte à ses lèvres une cigarette d’un geste machinal.

 

Desmond éteint le poste de télévision. Il retire son blouson, pose son bonnet sur la table avec le sac de commissions et embrasse sa mère.

 

- Bonjour, m’man.

- Bonjour, mon chéri, dit-elle d’une voix fêlée.

- Tu as dormi cette nuit ?

- Je crois, un peu… Ta peau est glacée, Desmond.

- Il neige sur le lac. Tu as déjeuné ?

- Tu sais que je n’ai jamais très faim le matin.

 

L’adolescent prend le cendrier dont il vide le contenu puis le replace sur la table.

 

- Il faut que tu manges. Tu as pris tes médicaments ?

 

Nora se frotte la nuque.

 

- Est-ce que je les ai pris… ?

- Tu as mal ?

- C’est supportable.

- Alors tu les as pris.

 

Desmond range les achats dans le placard, met de l’eau à chauffer et déchire l’emballage du pain de mie avec ses dents.

 

- Ton père n’a pas appelé ?

- Il téléphone toujours le soir, tu le sais bien.

- Mais quelle heure est-il ?

 

Nora pivote, le cou raide. La pendule accrochée au mur derrière elle indique 9 h 43. Elle fronce les sourcils.

 

- Je ne comprends pas, il fait encore jour.

- C’est normal, tu t’es réveillée tôt, ce n’est que le matin.

- Ah… Mais tu n’es pas au collège ?

- On est dimanche… M’man, ta cigarette.

 

De la cendre tombe sur le peignoir dont la ceinture menace de se dénouer.

 

- Je suis désolée…

- C’est rien, soupire l’adolescent. Tu devrais aller te doucher pendant que je prépare le repas.

 

Nora se lève péniblement, resserre la ceinture de sa robe de chambre et traine des pieds jusqu’à la fenêtre de la cuisine. Son visage s’éclaircit d’un léger sourire devant la neige qui tombe sur le lac. Desmond casse quatre œufs dans un saladier.

 

- On déjeune et on va se promener ? Et si tu prenais ton bloc à dessin ?

 

Le visage contre la vitre, Nora pleure.

 

 

Avril 1973

 

Desmond regarde son père remplir sa valise : chemises repassées, chaussures cirées protégées de papier de soie, cravates enroulées dans un sac en tissu noir, chaussettes pliées et rangées avec les ceintures. Chaque objet se trouve à sa place dans un ordre précis.

 

- Tu vas où ? dit-il à son père d’une voix contrariée.

- Nouveau-Mexique. Santa Fe.

 

Un atlas des cartes routières est ouvert sur le lit à côté des costumes rangés dans leurs housses. Sur la table de nuit trône un agenda en cuir dans lequel Benjamin Blur note ses rendez-vous.

 

- C’est pas lassant de vendre de la vaisselle de second choix à des ménagères ?

- Non. Ça rapporte. Ça paye tes études.

 

Desmond ravale sa salive. Benjamin Blur sourit.

 

- Excuse-moi, fils.

- P’pa, je ne supporte plus de la voir pleurer.

- Je sais. Elle a besoin de temps.

- Elle ne fait rien de ses journées quand tu n’es pas là. Elle reste assise à t’attendre.

- Écoute, je trouve ta mère en meilleure forme. Elle m’a dit qu’elle voulait faire un gâteau pour toi ce soir. Je trouve très positif qu’elle se remette à cuisiner.

- Quel jour on est ?

- Mercredi, pourquoi ?

- La date.

 

Le père de Desmond réfléchit in instant avant de fermer sa valise.

 

- 15 avril, dit-il.

- Date anniversaire de Cassie.

 

Desmond tapote son front de l’index.

 

- Maman a perdu la notion du temps, mais dans sa tête, tout y est.

 

Son père empoigne l’agenda puis il s’empare des costumes et de la valise, impatient de quitter la chambre.

 

- Ne dis pas n’importe quoi, Des’.

 

Benjamin repose la valise et saisit son fils affectueusement par la nuque.

 

- Je n’ai pas le choix, tu comprends ? Appelle oncle Thomas si ça empire.

- P’pa…

- Ne rends pas les choses plus difficiles.

- Tu as perdu quelque chose.

 

Desmond ramasse une photographie tombée de l’agenda. Le cliché n’est pas récent. Un jeune garçon coiffé en brosse semble défier du regard le photographe.

 

- C’est qui ?

 

Son père pâlit.

 

- S’il te plaît, rends-moi cette photo.

- Mais c’est qui ce gosse ? Pourquoi tu as sa photo avec toi ?

- Je rends service à une cliente. Son fils a fugué, voilà tout.

 

Il glisse le cliché dans la poche de sa chemise.

 

- Faut vraiment que j’y aille, maintenant.

 

Bien qu’il soit peu convaincu par la réponse de son père, Desmond s’écarte pour le laisser passer.

 

- N’oublie pas d’embrasser maman avant de partir. Pas comme la dernière fois !

 

 

Juillet 1973

Santa Rosa, Route 66, Nouveau-Mexique

 

Le vent brûlant du désert déforme à peine les rideaux de la chambre. Allongé au bord du lit, un bras replié sur le visage, un homme nu dort près d’un ventilateur couvert d’un linge mouillé. Sa peau saturée de sueur prend des reflets ambrés, une longue cicatrice enveloppe le haut de sa cuisse droite. La tête relevée de l’oreiller, un fatras de boucles rousses retombant sur les épaules, Suzann regarde avec gravité et ressentiment le corps de l’homme auquel elle vient de s’offrir pour la dernière fois. Elle se lève sans bruit, enfile son déshabillé de soie rose et sort de la chambre.

 

Dans l’entrée, elle s’arrête devant un miroir pour observer sa pommette gauche bleutée par un hématome de la taille d’un poing. Elle attrape son sac à main accroché sur un porte-manteau et en sort une carte de visite au nom du shérif Doniphon. Elle observe un long moment le bout de carton, puis elle le replace dans son sac, convaincue de prendre la bonne décision. Elle traverse le salon, ouvre la baie vitrée et marche jusqu’à la piscine où le soleil chatoie la surface de l’eau. Elle fait tomber son déshabillé sur une chaise longue et brise le miroitement de l’eau en s’immergeant jusqu’au cou. Après quelques brasses, elle retrouve un visage presque apaisé. Elle prend une longue respiration et plonge la tête sous l’eau. Elle ne voit pas l’homme au bord du bassin, une pelle à la main, attendant tranquillement qu’elle remonte à la surface.

 

 

Mars 1974

Poste de police de Lincoln Park, Chicago, Illinois

 

Assis face à un officier de police, Desmond consulte des fiches de suspects transmises par le bureau des affaires criminelles dans l’espoir de reconnaître l’homme qui a tué sa sœur et sa tante le 17 juillet 1966. Malheureusement, comme chaque fois, aucun visage ne correspond à celui que l’adolescent a entrevu ce terrible jour.

 

 

Appartement de la famille Blur

 

Nora Blur titube presque dans le salon, prenant appui contre le dossier du canapé pour ne pas chanceler. La conversion téléphonique avec son mari tourne au vinaigre.

 

- Calme-toi… Calme-toi, Ben… Mais si, je comprends. On t’a volé ta voiture avec toute la marchandise.

 

Benjamin Blur fulmine à l’autre bout du téléphone.

 

- Reviens travailler à Chicago. Tu t’es déjà trop éloigné de nous, de ton fils… Fais-le, je t’en prie. Redevenons une famille normale, ne serait-ce que pour Desmond.

 

Benjamin interroge sa femme sur le sens du mot " famille " et " normale " avant de raccrocher.

Les yeux baignés de larmes, tremblante, Nora repose le combiné et se laisse tomber sur une chaise. En relevant la tête, elle découvre son fils qui vient tout juste de rentrer. Desmond scrute le visage de sa mère, inquiet.

 

- Maman ?... Qu’est-ce qui se passe ?

- Des’… Je crois que ton père va nous quitter.

- Mais non, m’man.

- Il y a une autre femme dans sa vie, j’en suis certaine.

 

Desmond s’approche de sa mère, entoure son cou de ses bras.

 

- Y a personne.

- Tu ne me quitteras jamais ? Je n’ai plus que toi, tu sais ?

 

Desmond embrasse ses joues humides.

 

- Je sais.

 

 

Août 1975

Doolitle, Missouri

 

Immobile devant son téléphone, visage tendu, Annie Bates attend un appel extrêmement important. Dans le salon, un dessin animé de Tom & Jerry distrait son fils.

La sonnerie du téléphone retentit. Annie décroche. À l’autre bout du fil, une voix d’homme lui demande si elle a pris une décision.

 

- Oui, j’ai réfléchi… Je suis passé à la banque ce matin. J’ai le reste du paiement que vous m’avez demandé… Quel endroit ?

 

Ses mains sont moites, de la sueur perle au-dessus de sa bouche.

 

- Dernier bungalow sur la gauche à 21 heures. J’y serai… Entendu.

 

Elle respire mal.

 

- S’il vous plaît, supplie-t-elle, c’est l’argent du loyer. Il ne me reste plus rien.

 

L’homme attend une poignée de secondes puis raccroche.

 

Annie enfile son uniforme de serveuse du Maid-Rite de Rolla sur Kingshigway Street. Elle coiffe son serre-tête amidonné, maquille ses lèvres, remplit un sac de billets de banque qu’elle cachait au fond d’une boîte à bigoudis, place le sac sous le siège passager et fait grimper son fils à l’arrière de la voiture. Dix minutes plus tard, elle dépose son fils chez sa sœur qui l’attend sur le perron de son pavillon.

 

Annie se penche vers son fils, cachant son anxiété.

 

- Mon service se termine à 23h. À tout à l’heure mon chéri.

 

Après avoir échangé quelques mots avec sa sœur, elle reprend sa voiture et roule jusqu’à l’endroit convenu avec l’homme. Elle se gare sur un chemin de terre à l’écart de la route principale et marche d’un pas véloce jusqu’à une enfilade de bungalows pour rejoindre le dernier situé sur sa gauche. Elle vérifie que personne ne l’a suivie et pousse le sac contenant l’argent sous le marchepied. En nage, haletant, elle fait demi-tour. Pressée de regagner sa voiture, elle ne voit pas le véhicule arriver sur elle.

 

 

Septembre 1976

Restaurant Lou Mitchells, 565 West Jackson blvd, Chicago

 

Assis dans un box flanqué de banquettes en skaï, Desmond et son père Benjamin Blur attendent le " meilleur breakfast de la planète " qu’ils ont commandé il y a 20 minutes. Desmond sirote son jus de pomme, tandis que Benjamin s’essaye à la conversation entre deux gorgées de café.

 

- Les études ?

- Ça va.

- Ton boulot à la bibliothèque te laisse assez de temps pour réviser ?

- Je me débrouille.

- Tu ne voulais pas une gaufre plutôt que des pancakes ?

- J’aime pas les gaufres. C’est Cassie qui en raffolait.

 

Simultanément, le visage de la petite fille leur apparait puis s’efface dans un abîme de silence.

 

- P’pa, j’ai un truc à te demander.

- Je t’écoute.

- C’est à propos de la photo que tu as fait tomber un jour de ton agenda.

- Quelle photo ?

- Le garçon qui avait fugué. Le fils d’une tes clientes.

 

Benjamin Blur lève les yeux au-dessus de sa tasse de café, étonné.

 

- Tu te souviens de ça ?

- Paraît que j’ai une bonne mémoire.

- Qu’est-ce que tu veux savoir ?

- Est-ce que tu l’as retrouvé ?

- Retrouvé quoi ?

- Le gamin.

 

Le père de Desmond fait tourner la tasse entre ses mains.

 

- Non. Elle en met du temps à nous servir…

 

Il cherche du regard la serveuse qui a pris leur commande.

 

- Et la mère de ce gamin, tu as couché avec elle ?

 

Benjamin Blur se racle la gorge.

 

- S’il te plaît, Des’.

- Ça ne me regarde pas, c’est ça ?

- Non, murmure-t-il en martelant la table du bout des doigts.

- C’est dommage que tu penses ça, parce que tu vois, pour moi, savoir que mon père ne s’est pas comporté comme un salaud en trompant ma mère, avec tout ce qu’elle a enduré, ça me rassurerait.

 

Le père de Desmond replace les flacons de moutarde et de ketchup dans leur présentoir, aligne fourchette et couteau avec le set de table. Il s’écoule de longues secondes avant qu’il ne reprenne la parole.

 

- Ils ont classé l’affaire.

- Quoi ?

- La police. Ils ont classé l’affaire.

 

Desmond secoue la tête, incrédule.

 

- Ils n’ont pas le droit de faire ça !

- Ça fait dix ans. Ils ne le retrouveront plus.

- Mais les empreintes ? Ils ont ses empreintes !

- Tu ne t’es jamais demandé pourquoi ce fumier en avait laissé un peu partout dans la maison ?

 

Desmond referme les mains autour de son verre.

 

- Il n’en avait rien à foutre qu’on les trouve parce qu’il n’a jamais fait de prison, répond-il.

- Il n’est pas fiché. Il sait que sans portrait-robot la police fera chou blanc.

- C’est pour ça qu’il a voulu massacrer tout le monde. Pour ne pas laisser de témoin.

- Oui. Si tu es là, c’est parce que notre chien a empêché cette ordure de t’achever.

 

Desmond passe sa main droite sous son aisselle gauche pour masser sa cicatrice à travers le pull-over.

 

- Tout ce qu’il a à faire, c’est de se tenir tranquille, reprend son père.

- … Ou bien de mettre des gants.

- Tôt ou tard, il commettra une erreur, et ses empreintes seront là pour le confondre.

 

L’arrivée de la serveuse avec son énorme plateau les surprend. Elle dépose les plats et se retire en promettant de revenir rapidement avec la cafetière.

Benjamin Blur renifle l’odeur des saucisses et du pain toasté en fermant les yeux puis repousse l’assiette.

 

- Quand " c’est arrivé ", ta mère et moi on ne s’entendait déjà plus. C’est à cause de moi qu’elle a arrêté ses études artistiques à Chicago, pour suivre un gars qui se croyait le roi du monde dans un trou perdu… Elle a mal vécu mes déboires financiers. Quand le garage a englouti toutes nos économies, elle ne m’a plus regardé pareil… Après la mort de Cassie, ça n’a cessé d’empirer.

 

Il passe une main sur son visage, souffrant la brûlure du souvenir.

 

- Et dire que j’étais à plus de mille miles de la maison ce jour-là…

 

Desmond s’arrête de manger. Il voit parfaitement où son père veut en venir. Au point le plus douloureux qui fait de lui le responsable désigné pour ce qui est arrivé ce 17 juillet 1966.

 

- Si seulement tu n’avais pas attaché le chien.

 

 

A SUIVRE...

 

Pour lire la suite, vous devez vous connecter ou vous inscrire gratuitement.

 

 

résumé

Narcissa, Oklahoma, juillet 1966. Un jour de grand beau temps, un homme fut pris d'un coup de folie. Il égorgea une femme dans une maison et poignarda une petite fille dans le jardin. Il laissa pour morte une mère de famille et son fils, puis repartit à bord d'une Ford Mustang, couvert de sang. Été 2011. Une Française, Lola Lombard, part à la recherche du père de ses deux enfants, volatilisé sur la route 66. Sa seule piste : un cahier que son mari lui aurait envoyé et qui pourrait bien être la preuve de l'existence d'un des plus ahurissants criminels que les États-Unis aient connu... et dont le chemin a traversé la petite ville de Narcissa l'été 1966.

 

Auteure : Sophie Loubière

Nombre d'épisodes : 5

 

Fleuve noir & Éditions Pocket

 

 

© Copyright Pitchseries